Identity
"Faye planche-à-pain, Faye planche-à-pain" chantaient les filles de la table vosine de celle de Faye et Rebecca. Le grand hall embaumait le choux, les patates et les haricots, tout le monde parlait, mangeait, bougeait les chaises si bruyamment que Faye s'entendait à peine penser
"Ignore-les" suggéra Rebecca
Faye ne dit rien. Elle ouvrit son panier-repas et fouilla ses poche à la recherche de son médicament. Elle extrait une pilule de la bouteille et l'avala dans une gorgée de sirop d'orange de son Thermos "Helen Fryer"
"C'est pas bon d'avoir des secrets, tu sais" Rebecca l'observait tentant de lire l'étiquette de la bouteille
"On appelle ça des anti-androgènes." Faye re-glissa le récipient dans sa poche. "Je t'ai dit, j'ai un dérèglement hormonal, c'est tout" Ce n’était même pas un pieux mensonge se convainc-t-elle, seulement une partie de la vérité.
"C'est pour ça que tu n'est pas encore .. tu sais... formée?" demanda Rebecca, mordant dans son sandwich.
"C'est pas bon non plus d'insister" Faye se forçait à avaler son déjeuner, sans appétit.
"Désolée" dit Rebecca. "C'est juste que c'est pas pareil sans toi en cours de natation. Qui d'autre je dois embêter?"
"Je te fais confiance pour trouver." répondit Faye
Rebecca releva la tête en réfléchissant." Comment ça se fait que tu puisse pas nager avec nous? Juste parce que t'as pas commencée ta puberté? j'veux dire, Jenny est encore plus à la bourre que tout le monde mais elle va nager quand même"
"Je préfère pas en parler" Faye n'osa même pas lever les yeux de son repas. Elle pouvait déjà sentir monter cette sorte de douleur qui annonce qu'elle serait bientôt en larmes si elle relâchait son attention. Elle tentât de changer de sujet :
"T'as fini le nouvel épisode de Fryer?"
"Hein, ça?" Rebecca sortit un disque argenté de sa poche de veste, et le tint à la vue de Faye. "Tu veux l'essayer?"
"je pourrais me laisser convaincre." son regard erra assez longtemps pour croiser celui de Rebecca. Grosse erreur. Elle tentait de ne pas penser à quel point elles semblaient rayonner comme un sentiment d'espiègle malice, ou comme les fermes boucles châtain de sa coiffure pouvaient le cacher, partiellement.
Rebecca tendit le disque à Faye, et le temps d'un instant, leurs mains se touchèrent lorsque le disque passa de l'une à l'autre.
"Merci." Faye glissa le disque dans sa poche et essaya de se concentrer sur son repas.
Faye admirait un ciel bleu et clair qui n’était pas là, écoutant une douzaine de conversations sur rien en particulier. Elle respira profondément, savourant l'odeur de l'herbe fraîchement coupée sur laquelle elle n’était pas vraiment allongée. Certes elle était en réalité allongée sur son lit, ses sens alimentés par le lecteur Digitac diffusant l'enregistrement sensoriel d'Helen Fryer, une des actrices les plus populaires du moment. Elle voyait et entendait tout ce qu'Helen avait pu voir et entendre, mais ne pouvait choisir où aller, elle n’était qu'un observateur, un témoin intime
Faye sentit quelqu'un serrer sa main, et se tourna vers lui. Naturellement, c'etait James. Il avait cette allure robuste qui était en ce moment considérée comme attractive par les autres filles de sa classe. Ses cheveux décolorés étaient juste assez longs pour cacher ses yeux noisette, et lorsqu'elle l'embrassait, sa barbe rasée de la veille était douce comme du papier de verre.
Elle n’était pas sure d'avoir un type, mais si c’était le cas, James n'en était pas.
"Je t'aime, James," elle s'entendit-elle dire
"Je t'aime aussi, Helen," dit James, dont le sourire s'étendit, et Faye sentit le sien en faire autant. Il se pencha vers elle, elle se pencha vers lui, fermant les yeux. Lorsque leurs lèvres se rencontrèrent, elle commença à ouvrir la bouche, le laissant séparer ses lèvres avec sa langue.
"Eeww!" pensa Faye en ouvrant les yeux et tâtonnant à la recherche du bouton STOP du Digitac, submergée par deux images se superposant dans sa tête. Elle pressa juste à temps. Soudain, l'immaculé ciel bleu laissa place aux nombreux posters de rock stars féminines qui ornaient les murs de sa chambre, le bavardage des passants se tût brutalement, et à sa place elle pouvait entendre le terne murmur de la désuète télévision murale au rez-de-chaussée
Baissant les yeux sur elle-même, Faye soupira mélancoliquement. Au moins, elle s’était extraite de sa veste, blouse, jupe en polyester, et des bas opaques qui constituaient son uniforme scolaire. A la place, elle portait un top rose clair sur un soutien-gorge rembourré - comme si ça pouvait duper qui que ce soit - et une minijupe en jean, des vêtements dans lesquelles elle ne craignait pas d' être vue, mais cela ne changeait rien au fait que les autres filles avaient raison: elle
était plate .
Elle ouvrit un tiroir de sa commode près de son lit, souleva une pile de magazines brillants, et retira le disque Digitac dont elle aurait été incapable de parler à quiconque
Sur l'étiquette elle pouvait lire "Démonstration d'exercice Kelly Travis" . Il avait été offert dans une boite de céréales, du genre sans sucres. Il était supposé démontrer que faire de l'exercice dans les salles de gym "Kelly Travis" n'etait pas aussi difficile que ça en a l'air.
Faye éjecta le disque Helen Fryer et jeta sur le lit à coté du lecteur, puis glissa le disque Kelly Travis et appuya sur "play"
Quelques secondes plus tard, elle courait sur un tapis de marche, face à un grand mirroir. Elle pouvais sentir sa propre sueur, forte et tenace, mais ce n’était pas important. En refermant ses yeux, elle voyait son propre visage, ou du moins, celui d'une actrice sans nom, ses yeux bleus la regardant à travers sa frange blonde, souriant avec la détermination et sachant qu'elle pourrait se dépasser cette fois. Les actrices de Digitac souriaient presque tout le temps. Elle pressa quelques boutons sur le tapis, qui bipa en réponse, tandis-que le moteur accélérait.
Ses muscles devinrent rapidement douloureux, mais ça valait le coup. Elle pouvait ressentir chaque centimètre carré de son corps parfaitement développé et défini. Chaque pas la remplissait de cette satisfaction qu'elle ne pouvait atteindre dans la vraie vie. Elle était souple et mince, mais plus dangereusement maigre. Elle était bien formée, avec des courbes qu'elle ferait n'importe quoi pour obtenir dans la vraie vie.
Soudain, Faye sentit une main sur son épaule. Elle pressa encore le bouton STOP et ouvrit les yeux
"Ton père et moi nous voudrions te parler quand tu auras une minute" Sa mère se tenait près du lit, les yeux baissés sur Faye
"Qu'est-ce que j'ai fait?" protesta Faye
"Rien du tout voyons."
Faye plissa les yeux vers sa mère, protégeant ses yeux de la lumière de la pièce avec sa main."Qu'est-ce qu'il y a alors?"
Sa mère soupira de frustration. "S'il te plaît, viens"
Le temps que Faye arrive au salon, la télévision était éteinte. Ses parents étaient assis, silencieux, face à la cheminée, qui était toujours couverte des carte d'anniversaire de Faye
"Assieds-toi donc, ma puce" suggéra sa mère
Faye s'assit dans le canapé, face à ses parents. Ils avaient un air solennel, comme lors de la mort de son oncle.
Sa mère se racla la gorge. "Tu sais que tu est... différente des autres filles?"
"j'aime pas Helen Fryer autant qu'elles," suggéra Faye
"Non, pas ça" coupa sa mère, d'un ton frustré.
"Ton corps," commença son père, ayant presque l'air de s'excuser. "Tu sais, la raison pour la quelle tu révises tes maths pendant que tes amis ont natation."
"Oh." Faye réalisa soudainement où ils voulaient en venir. "ça." Elle baissa les yeux vers le tapis en laine
Des années plus tôt, ils avaient eu une conversation similaire. Ils lui avaient expliqué comment tous les bébés passent des tests médicaux désormais, depuis que le gouvernement privilégiait la prévention à la guérison.
Lors de son examen, le scanner haute-définition avant apparemment révélé qu'elle était une petite fille en parfaite santé, en dépit de son corps de petit garçon en parfaite santé.
C'était un problème vieux comme le monde, lui avaient dit ses parents. Elle avait eue beaucoup de chance d’être née à ce moment, puisque seulement quelques dizaines d'années plus tôt, les gens touchés par son trouble devaient s'en sortir par eux-mêmes pendant parfois des dizaines d'années voire même tout au long d'une vie d'angoisse
De nos jours, c'est un problème dont votre docteur parle aux parents à la naissance
"je sais que tu n'aimes pas vraiment ton corps," dit son père.
"Je ressemble à un monstre" marmonna Faye.
"C'est pas vrai" dit sèchement sa mère. "Tu es aussi adorable que toutes tes amies"
Faye ne prit pas la peine de répondre.C'etait simplement faux. Karen, Sarah et Louise avaient toutes commencées à porter un soutien-gorge cette année, et elle n'avait qu'une poitrine plate, et une grosseur disgracieuse dans ses culottes. C'était hideux. Elle avait la chair de poule, rien que d'y penser.
"Ces pilules que tu prends sont juste une mesure temporaire,"continua sa mère. "Elles retardent ta puberté, mais tu ne peux pas les prendre pour toujours." Sa voix devint étrangement douce et calme
"Tu va devoir faire un choix."
"Quel genre de choix?" demanda Faye, les yeux toujours fixés sur le sol. Elle pouvait déjà les sentir se mouiller.
Son père prit le relais: "On peur te donner une autre pilule qui donnera à ton corps les estrogènes qu'il aurait dû produire. Tu deviendrais rapidement comme tes amies, tu sais, avec de la chair sur les hanches, et... " il regarda la poitrine de Faye, incapable d'être si franc envers sa propre fille. "... d'autres endroits." Il changea rapidement de sujet "Mais tu dois faire un pas de ton coté aussi et commencer à manger normalement."
Faye leva les yeux vers lui, le regard plein d'espoir. Il était flou derrières ses larmes.
"Et aussi, tu sais... on a économisé depuis ta naissance. je sais que noël et tes anniversaires étaient un peu pauvres en cadeaux, mais tu pourras avoir une opération pour arranger...." il regarda en direction de son entrejambe. "... tu sais."
"Vraiment? C'est vrai?" Faye reniffla
"Il y a une autre option," fit remarquer sa mère.
"je ne veux pas te pousser à quoi que ce soit, mais ça voudrait dire que ton corps ne serait pas si malmené, tu pourrais utiliser l'argent pour aller au lycée tu pourrais même avoir des enfants un jour. ça ne me déplairait pas d'avoir des petits-enfants.
Son père lança un regard à sa mère qui la fit taire.
"Qu'est-ce que vous voulez dire?" s'enquérit Faye, ses yeux cherchant une réponse de sa mère à son père.
"Il y a une nouvelle opération que tu peux avoir." Son père avança dans son fauteuil. "Ça se fait depuis quelques années"
"Il n'y a aucun risque," assura sa mère, "Beaucoup de filles avec ton problème l'ont eue"
"Quel genre d'opération?" Faye n'aimait pas la tournure de tout ça
"Ça voudrait dire que ton corps ne te déplairait plus autant" Sa mère semblait remplie d'espoir. "En fait, tu apprécierait de grandir avec"
Faye tentait de comprendre où ses parents voulaient en venir "Quel genre d'opération?" elle répétait.
"Ça à quelque chose à voir avec la façon dont ton cerveau est câblé" dit son père
"De la chirurgie du cerveau??" s'indigna Faye, choquée que ses parents puissent suggérer une telle chose.
"Tu serais toujours toi" assurait sa mère
"Enfin en majeure partie," corrigea son père
"Oh, arrête de l'effrayer!" pesta sa mère, puis faisant face à Faye, elle ajouta "tu serais toujours la même personne, tu serais juste...enfin... un garçon ."
Avant même de comprendre, Faye décampa de la pièce. Elle monta les marches en courant, n'en voyant qu'un désordre flou à travers ses larmes, et claqua la porte de sa chambre avant de se jeter dans son lit, les yeux dans son bras.
Lorsque elle se laissa enfin pleurer sans retenue, c’était un une sorte de soulagement . Elle se laissait aller, laissant la douleur déferler sur elle. Le tas de peluches à son coté n'offrait aucun réconfort, leur présence semblait tout à coup puérile. Ses parents pouvaient bien lui dire à quel point ils l'aimaient, elle avait le sentiment que tout ce qui comptait pour sa mère était d'avoir des petits-enfants.
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"Alors, qu'est-ce que tu a pensé de lui?" demanda Rebecca en s'asseyant sur son lit, le dos contre le mur.
"Qui?" demanda Faye. Elle fit un effort pour arrêter de fixer éberluée les tresses parfaitement bouclées de sa meilleure ami et redescendit de sa rêvasserie.
"James" dit Rebecca, balançant sa tête en arrière en signe de frustration.
"Oh." Faye sortit le disque argenté de sa poche et lui donna. "Merci."
"Tu va pas échapper à la question si facilement!" Rebecca prit le disque et le posa sur une pile, sur la commode près de son lit.
"J'sais pas.." dit Faye dans un haussement d'épaule" Il est ok, j'imagine"
"Juste OK?" demanda Rebecca incrédule.
"C'est pas comme si je voulais avoir des enfants avec lui ou quoi..." rajouta Faye
"Bon sang, t'aimes pas Toby, t'aimes pas James, mais
qui est-ce que tu aimes donc ?" Rebecca grimaça le temps d'une seconde
"Je t'aime toi" fit remarquer Faye
"Ouaip, mais pas aimer
Aimer, pas comme on aime les garçons."
Faye fit un effort pour détourner son regard des douces joues et des parfaites lèvres de Rebecca. "Qu'est-ce qu'ils ont de si bien, les garçons, de toute façon?"
"Ils ont leur moments" dit Rebecca. "Enfin quelques une en tout cas. Peut-être pas ceux de la classe, mais peut-être quand ils seront plus vieux "
"Ça risque d'être long." Faye gardait les yeux fixés sur le sol.
"Il leur faut juste quelques années de plus pour grandir, c'est tout. Laisse-leur du temps, tu verras . Et puis, si tu t'aimais pas les garçons, alors tu aimerait qui ? "
"Faye!" appela la mère de Rebecca depuis le rez-de-chaussée. "Ta mère est la!"
"Faut que j'y aille." Faye se leva. "Merci pour l'épisode de Fryer."
"Y'à pas de quoi." Rebecca l' observait du même regard que celui avec lequel elle regardait les chenilles et les papillons, les yeux concentrés de curiosité bien intentionnée. Pendant une seconde, Faye oublia de s'inquiéter du choix qu'elle avait à faire, et de de combien elle pouvait en dire à Rebecca, et se laissa juste perdre dans son sourire.
Faye regardait ses posters familiers de chanteuses de rock en s'allongeant dans son lit, perdue dans ses pensées.
D'un coté, elle ne voulait pas mourir. Elle se rendait compte que la personne qui se remettrait de cette chirurgie du cerveau, qu'importe sa gentillesse, qu'importe son bonheur, ne serait simplement plus elle. Bien sûr, il lui ressemblerait comme un frère, et il garderait ses souvenirs comme une étrange réminiscence, mais il aurait d'autres motivations, d'autres ambitions, une approche différente de la vie. N'est-ce pas?
En plus, elle ne pouvait supportée l'idée de donner à un complet étranger, quelqu'un qui n'existait même pas encore, tous ses bagages émotionnels. Les souvenirs d'avoir essayé de faire face à son défaut de naissance, d'avoir essayé de le comprendre, et d'avoir été constamment harcelée à l'école à cause de ses différences... Elle n'en voulait pas elle-même, et l'idée d'handicaper quelqu'un de ces souvenirs la faisait grincer des dents.
D'un autre coté quelqu'un d'autre aurait de bien meilleures chances qu'elle de trouver le bonheur. Il hériterait de ses cicatrices psychologiques, mais pas des dizaines, physiques, que la chirurgie lui infligerait. Peut-être son enfance paraîtrait aussi distante et irréelle qu'un épisode de Digitac.
Donc son choix était soit de grandir pour devenir une femme sans grande estime de soi, et un corps malformé, ou offrir le reste de sa vie à un garçon, qui -hormis d'étranges souvenirs- pourrait être plutôt normal. Sa vie serait certainement plus facile, surtout s'il voulait sortir avec des filles.
Elle attrapa son oreiller, le serra fort et se mit en boule. Pourquoi cela devait-il lui arriver à elle? Elle n’était qu'une fille qui essayait de vivre une vie normale.